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Peut-on entreprendre et innover dans un pays traversé par les peurs ?
Quand l’actualité ne cesse de mettre en scène et en boucle catastrophes, accidents, crimes, affaires, scandales, drames et peurs de tout, comme c’est le cas aujourd’hui en France, quand le principe de précaution constitutionnalisé façonne une image partielle et partiale du risque, il n’est pas anodin de se demander comment un tel contexte influe sur la capacité d’un pays et d’une économie à entreprendre et innover.
Pourquoi et comment se développe ce sentiment de défiance et de morosité généralisés ? Avec quels ressorts et pour l’intérêt de qui ? Entre une classe politique et un appareil d’Etat cherchant à tout prix à se légitimer, un système médiatique qui a fait sienne la théorie de la dramatisation permanente, et des citoyens en mal récurrent de repères, la crise actuelle, fut-elle un véritable changement de modèle de société, n’explique pas tout.
La peur innerve aujourd’hui tous les rapports et débats de la société française. À la marge, certains secteurs économiques peuvent en profiter, de l’assurance à la télésurveillance en passant par tous les produits vecteurs de rassurance et de proximité. Pour autant, la surinterprétation et la sur-médiatisation du risque ne peuvent que freiner une nécessaire envie d’entreprendre. On peut s’en inquiéter, inconsidérément pour être à la mode, ou alors chercher, çà et là, quelques bonnes raisons de garder confiance. Quelques signes récents nous en donnent l’occasion et nous rappellent que le contrat de la peur reste toujours un marché de dupes.
Dans une très récente tribune publiée dans les Echos, intitulée « Le culte de la sécurité, cancer de l’économie », Hervé Pierre, le président d’Euronethic, société de prestations de sûreté à destination des entreprises, nous apporte une lecture particulièrement intéressante de l’équilibre entre les besoins de sécurité et de liberté. En s’appuyant notamment sur un livre de Frédéric Gros, « Le principe sécurité », il montre par exemple comment le pouvoir politique nourrit puis surfe consciencieusement sur un besoin pathologique de sécurité pour justifier et crédibiliser son action, dans un inévitable cercle vicieux.
« Le goût de la sécurité absolu a envahi nos contemporains. L’Etat s’y est engouffré, sentant bien que, plus il pose des règles de sécurité, plus il s’auto-valide : je vous protège contre les excès des autres et de vous-même pour que vous puissiez exercer votre liberté de recherche du bonheur (ou de ce qu’il en reste et dans les domaines que je vous autorise). En échange de cette protection, vous votez pour moi. Il faut donc à l’Etat sans cesse trouver de nouveaux risques, souvent en écoutant les plus extrêmes groupes de pression, seuls capables de se faire entendre, pour édicter de nouvelles règles de sécurité, source moderne ultime de pouvoir. (…) L’inscription du principe de précaution dans la Constitution n’est pas autre chose qu’un réservoir inépuisable de risques potentiels où l’Etat peut s’immiscer sans fin. »
On ne saurait mieux illustrer comment se noue progressivement un contrat de sécurité, enfermant chaque jour un peu plus notre économie et nos entreprises dans un carcan anti-risques dont on a pas fini de mesurer les effets mortifères à moyen et long terme pour notre appareil productif.
Le rôle de notre système médiatique dans la production et la propagation de cette peur ambiante ne doit pas être sous-estimé. Car la dramatisation est toujours une matière première bénie certains médias qui, en nourrissant sans relâche la peur et la défiance, savent pouvoir capter l’intérêt de citoyens déboussolés et sur-sollicités. Quitte à jeter un voile pudique sur le risque encouru à vouloir flatter jusqu’aux instincts les plus bas.
Les chaînes d’information continue et leur logique concurrentielle sont évidemment l’archétype d’un travail journalistique souvent réduit à sa plus simple expression, doublé d’une savante événementialisation de l’actualité. Mais ne nous y trompons pas, la barre devient alors plus haute pour les autres médias qui ne résistent pas longtemps à cet appel du large de la peur. Regardons par exemple comment une radio de référence comme France Infos hiérarchise et traite aujourd’hui l’information. Voici quelques mois, le quadruple meurtre commis en Haute-Savoie, horrible bien évidemment, a fait tout simplement la une de tous les journaux de France Infos pendant trois à quatre jours, chaque rebondissement – pas toujours très concret d’ailleurs – donnant une nouvelle occasion de revenir sur le drame et de donner la parole à des envoyés spéciaux ne sachant plus quoi trouver pour exploiter le filon. Y compris les détails les plus sordides d’une petite fille cachée pendant des heures. Mais la radio d’information de référence n’est évidemment pas la seule à s’engouffrer dans ce nouveau paradigme de l’information événementielle. Il suffit ainsi de jeter un œil chaque milieu de semaine à la nouvelle livraison des couvertures des news magazines, rivalisant désormais d’imagination pour être à la hauteur des appels de kiosques en noir et blanc de France Dimanche qui nous faisaient peur quand nous étions enfants…
Les avocats du système rétorquent que les médias ne font que refléter la société d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce que disent tous les secteurs et acteurs mis en cause dans certains faits de société : l’école ne ferait que refléter la société d’aujourd’hui, l’entreprise ne ferait que refléter la société d’aujourd’hui, le football ne ferait que refléter la société d’aujourd’hui…etc.… Certes, aucun secteur ne peut effectivement endosser à lui seul la responsabilité de tous les maux actuels de notre société, mais de là à s’en exonérer totalement… L’école, l’entreprise, le sport, et les médias, entre autres, ont un rôle structurant à jouer pour faire avancer et changer les choses. Et particulièrement les médias, qui, dans la représentation de la société qu’ils contribuent à façonner et diffuser, ont une mission déterminante pour favoriser une lecture saine et raisonnée d’un pays qui se cherche.
Car l’effet de loupe qu’ils construisent dans la mise en scène de l’actualité est évidemment tout sauf neutre. En choisissant délibérément les sujets, angles et les traitements les plus dramatisants de l’actualité, en médiatisant les peurs les plus irrationnelles, en titillant les instincts les moins élégants de chacun d’entre nous, certains médias ne nous rendent définitivement pas service.
Soyons justes néanmoins, il ne s’agit pas toujours de jouer avec nos peurs. L’actualité de ces derniers jours nous a donné à cet égard le formidable exemple d’un grand écart médiatique particulièrement édifiant… En milieu de semaine, le temps de la peur a suspendu son vol, pour d’indubitables bonnes raisons… David Beckham venait en effet de rejoindre le PSG, pour 5 mois, avec de surcroît un merveilleux conte de fées associé. Il ne toucherait pas de salaire, intégralement versé à des associations caritatives. Information de dimension planétaire s’il en est, même si l’intérêt strictement footballistique restait au demeurant très réduit, on parle déjà d’un mois nécessaire pour le remettre en forme. Au journal du soir I-Télé (désolé pour les autres chaînes, je ne pouvais qu’en regarder une à la fois), 22h00, titre phare, bien sûr, et 4 consultants en plateau pour débattre de cette information majeure, y compris le concierge pressenti un an auparavant pour prendre soin de la petite famille Beckham lors du transfert avorté de l’année précédente. Un moment d’anthologie, qui aurait pu confiner à une drôle de farce – moi qui vilipende le syndrome de la dramatisation permanente – si quelques sujets graves, parmi lesquels la guerre au Mali, ou simplement importants, n’avaient pas été relégués en fin de séquence pour un traitement de quelques secondes à la va-vite.
En résumé, nous avons ici figurés les deux nouveaux pôles magnétiques de notre boussole médiatique : la dramatisation et la peopolisation à outrance.
Pour être à mon tour un peu optimiste, et donner l’exemple, quitte à verser dans un peu de cynisme dont chacun me pardonnera, j’ajouterais que cette structuration réductrice de l’agenda médiatique ouvre aussi de belles perspectives aux professionnels de la communication que nous sommes. Car à l’effet de loupe médiatique répond aussi son corollaire, celui du paravent médiatique.
Vous avez une information particulièrement risquée à rendre publique ? Vous avez des mauvais résultats à communiquer ? Un échec commercial à reconnaître ? Un plan social à lancer ? Une délocalisation à annoncer ? Visez désormais les fenêtres médiatiques encombrées, pour vous faire tout petit dans une actualité chargée, si possible par des ondes symboliques plus fortes que les vôtres ! A la lumière de l’actualité footballistique de la semaine, pourquoi ne pas désormais viser chaque année le dernier jour du mercato d’hiver, le 31 janvier, ou du mercato d’été, le 31 août, pour concentrer les annonces les plus risquées, en espérant qu’un transfert un peu médiatique viendra occuper le terrain ? Ou si vous voulez vous installer à Londres pour des raisons purement industrielles, comme Alain Afflelou l’a récemment annoncé, attendez donc qu’un monstre sacré du cinéma français annonce préalablement et sans vergogne son exil fiscal en Belgique. Ça passera comme une lettre à la poste. Et si, comme Renault, vous avez éventuellement des sites à fermer, et que les 15% de l’Etat ne vous protègent pas suffisamment de la vindicte médiatique, pourquoi ne pas laisser passer Peugeot et Arcelor Mittal d’abord ?
Si les appareils politiques et médiatiques s’associent pour vendre de la peur à une société bouleversée dans ses repères, force est de constater que les effets escomptés ne sont qu’à moitié au rendez-vous. De ce point de vue, les dernières livraisons des baromètres d’opinion du CEVIPOF laissent peu de doutes sur la vanité du pari. Certes, l’inquiétude est durablement ancrée dans la société française, et plus que jamais. Mais cela ne profite en rien à la crédibilité de la classe politique, pas plus qu’à celle des médias, comme dans un vaste jeu perdant-perdant. Que l’on en juge.
Dans l’enquête CEVIPOF / Ipsos / Fondation Jean-Jaurès « France 2013, les nouvelles fractures », on apprend ainsi qu’un français sur deux considère aujourd’hui que le déclin de la France est inéluctable, trois sur cinq que la mondialisation constitue une menace pour la France, tandis que 87% d’entre nous souhaitent un vrai chef pour mettre de l’ordre et que 86% – droite et gauche confondues – estiment que l’autorité est une valeur trop souvent critiquée. On ne saurait dessiner un portrait plus évident d’une société crispée et repliée sur elle-même, ne trouvant pour autant aucune réponse satisfaisante à son attente de sécurité et d’autorité incarnées.
L’édition 2013 du Baromètre de la Confiance Politique, publié mi-janvier, toujours par le CEVIPOF, confirme et met en perspective ces constats. La confiance dans toutes les institutions ne fait que s’effriter progressivement, seul le Conseil Municipal dépassant les 50% de confiance, la Présidence (31%) et le gouvernement (26%) faisant à peine mieux que l’Organisation Mondiale du Commerce (24%) ! Et pour évoquer les marqueurs les plus symboliques, on ne pourra éviter de noter qu’entre 2009 et 2012, la part des Français se déclarant favorables au rétablissement de la peine de mort est passée de 32% à 45%, dont plus 10 points sur la seule dernière année… Nous vivons aujourd’hui dans un pays dont un peu plus de la moitié des citoyens souhaite le mariage pour tous et un peu moins de la moitié de ces mêmes citoyens appelle au rétablissement de la peine de mort. On peine à se repérer sur cette carte d’opinion aux reliefs déroutants.
Le pari de la peur et le contrat tacite inquiétude-sécurité semblent donc bien s’apparenter à un marché de dupes, puisque notre appareil politique parvient à créer le besoin mais échoue durablement à y répondre. Avec des conséquences dont on ne mesure peut-être pas encore tout le péril sur la confiance et la prise de risques, carburants de référence de notre potentiel d’innovation et de croissance. Sauf si les ressorts de l’entreprenariat restent vivaces, et, de ce point de vue, quelques lueurs d’espoir existent bel et bien.
Malgré de nombreux coups de boutoirs, notamment pendant les débats présidentiels et les premiers mois de la nouvelle mandature, l’image de l’entreprise semble paradoxalement échapper en partie à la défiance envers les institutions, sauf peut-être les plus grandes d’entre elles.
Pourtant, les agressions ne manquent pas ! Comme je brocardais l’an passé un Ministre de l’Industrie de droite sur sa difficulté à faire la différence entre un résultat avant impôt et un résultat après impôt en évoquant TOTAL, que penser aujourd’hui des propos du rapporteur du budget à l’Assemblée, le socialiste Christian Eckert suite à la décision du Conseil Constitutionnel de retoquer la fameuse taxe de 75%. Il déclarait sans ambages que les sages n’avaient juste pas compris tout le sens et toute la portée de cette taxe : il ne s’agissait pas en effet, selon lui, de considérer cette taxe comme un impôt mais bien plutôt « comme une amende ». Quand on atteint ce degré d’instrumentalisation, une telle méconnaissance de l’univers économique et de ses ressorts au sein de la représentation nationale, on peut imaginer que le contrat de la peur a encore de beaux jours devant lui.
Les Français semblent cependant vouloir, cette fois, faire la part des choses en matière économique. Depuis 10 ans par exemple, jamais autant de Français n’ont eu envie de créer leur entreprise, 1 sur 3 aujourd’hui nous apprend un sondage de l’Institut Think pour le Salon des Entrepreneurs, et même 1 sur 2 parmi les 18-35 ans. L’envie semble donc bien là. Et pour reprendre, une fois encore, le dernier Baromètre de la Confiance Politique du CEVIPOF, plus d’un Français sur deux – 53 % – estime que l’Etat doit faire confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté, soit tout simplement 12 points de plus que voici un an ! Dans le même ordre d’idées, il ne sont plus que 53% contre 73% l’an passé à indiquer qu’il faut prendre aux riches pour donner aux pauvres pour rétablir la justice sociale, soit 20 points de moins là encore en seulement un an ! Et si la caricature et le simplisme ne payaient plus vraiment ?
Ne nions pas la réalité. La conjoncture est difficile, une part grandissante des Français vit dans des conditions de précarité voire de pauvreté dont personne ne peut se satisfaire. Mais l’envie d’avoir envie des entrepreneurs et la distance exprimée par les Français vis-à-vis des recettes toutes faites de la dramatisation et de la sécurité à outrance doivent nous éclairer sur les nécessaires ressorts de notre renouveau. La vraie menace ne vient pas de l’extérieur, du progrès ou de la différence, mais de nous-mêmes. Dans notre incapacité à prendre un minimum de risques, à croire en nous et en nos projets.
Car, pour le coup, sans innovation, sans croissance, sans emplois et sans création de valeur, nous n’aurons, alors, ni la liberté, ni la sécurité.
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« Tout est bruit pour qui a peur. » (Sophocle)
« C’est étrange comme on a peur de quelque chose parce qu’on nous a préparés à avoir peur. » (Ngugi, écrivain kényan)
« Il ne faut pas avoir peur des chevaux sous le capot mais de l’âne derrière le volant » (Pierre Dac)