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La loi PACTE vient d’entériner une évolution de l’article 1833 du Code Civil sur l’objet social de l’entreprise en le complétant ainsi : « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Ce glissement organisé de l’objet social vers l’objet sociétal invite parallèlement les entreprises à se doter d’une raison d’être, le cas échéant jusque dans leurs statuts, premier pas éventuel vers le statut d’entreprise à mission pour celles qui le souhaiteront. À l’occasion notamment des AG d’Actionnaires 2019, de premières grandes entreprises françaises cotées ont inscrit cette thématique à leur ordre du jour, et de premières raisons d’être fleurissent ces jours derniers. Saluons d’abord la réactivité de ceux qui se sont jetés à l’eau les premiers au risque d’essuyer les plâtres, et qui vont inévitablement cristalliser les questions et les critiques. Ces premières initiatives peuvent déjà indiquer des chemins à prendre, d’autres à éviter.
ATOS a ouvert le bal en étant la première entreprise du CAC 40 à intégrer une raison d’être dans ses statuts – « Contribuer à façonner l’espace informationnel » – déclinée ensuite en différents objectifs jusqu’à la promesse « nous permettons à nos clients et à nos collaborateurs, et plus généralement au plus grand nombre, de vivre, travailler et progresser durablement et en toute confiance dans l’espace informationnel. »
VEOLIA lui emboitait le pas avec une raison d’être volontairement très détaillée d’un peu plus d’une page et dont nous ne donnons ici qu’un petit aperçu de l’introduction et de la conclusion, au risque d’être réducteur : « La raison d’être de Veolia est de contribuer au progrès humain, en s’inscrivant résolument dans les Objectifs de Développement Durable définis par l’ONU, afin de parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous. C’est dans cette perspective que Veolia se donne pour mission de “Ressourcer le monde”, en exerçant son métier de services à l’environnement. […] Sa performance doit donc être évaluée selon plusieurs dimensions qui correspondent à ces différents publics. L’entreprise accorde un degré d’attention et d’exigence identique à chacune de ces dimensions. C’est ainsi que Veolia prépare le futur, en protégeant l’environnement tout en répondant aux besoins vitaux de l’humanité. » On notera au passage dans cet exercice de rédaction une mention plus étonnante sur le cadre légal de son action, « Veolia respecte partout les lois et règlements en vigueur ».
Le groupe CARREFOUR a fait adopter à ses actionnaires sa raison d’être autour de la transition alimentaire sous la forme suivante : « Notre mission est de proposer à nos clients des services, des produits et une alimentation de qualité et accessibles à tous à travers l’ensemble des canaux de distribution. Grâce à la compétence de nos collaborateurs, à une démarche responsable et pluriculturelle, à notre ancrage dans les territoires et à notre capacité d’adaptation aux modes de production et de consommation, nous avons pour ambition d’être leader de la transition alimentaire pour tous. »
Une profession de foi qui rappelle à certains égards celle de DANONE, déjà construite et portée par le groupe et son dirigeant depuis quelques années sous forme de mission : « Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre ». Idem pour MICHELIN qui avait formulé sa raison d’être dès 2013 avec : « Agir au service d’une mobilité plus sûre, plus propre, plus accessible et plus efficace ».
Complétons ce premier panorama par deux exemples mutualistes, qui donnent un angle de vue éventuellement un peu différent de celui de grands groupes cotés, dont les enjeux de relations aux actionnaires restent plus déterminants.
La MAIF concentre son engagement sur la relation : « Convaincus que seule une attention sincère portée à l’autre et au monde permet de garantir un réel mieux commun, nous la plaçons au cœur de chacun de nos engagements et de chacune de nos actions. C’est notre raison d’être ».
Enfin de son côté le groupe CREDIT AGRICOLE a fait le choix d’un engagement à portée très générale, de nature à lui permettre d’englober des activités et métiers diversifiés : « Agir chaque jour dans l’intérêt de nos clients et de la société ».
Ces premiers exemples sont riches d’enseignement, et fixent en quelques sortes, chacun avec ses qualités et limites, les premières bornes et conditions d’un exercice de définition et de formulation réussi. Mais aussi les risques qui lui sont inhérents. J’en évoquerais cinq, sans prétention d’exhaustivité à ce stade.
• Le risque de convergence, avec une tendance, sur le fond comme sur la forme, de voir se rapprocher dangereusement les idées, les concepts et les mots, au mépris in fine de la nécessaire différenciation qu’exige tout exercice d’identité. On mesure ce risque à l’inflation déjà manifeste des formules liées à la cible – « pour tous », « au plus grand nombre » quand ce n’est pas « l’humanité » – à la portée géographique – « le monde », « partout dans le monde » -, ou au temps – « durable », « durablement », « dans la durée ».
• Le risque de générification, forme paroxystique du précédent, illustré par le CREDIT AGRICOLE, dont la raison d’être ne fait hélas que paraphraser l’article 1883 du Code Civil lui-même, et qui pourrait donc à ce titre être adopté ou revendiqué par toute entreprise un tant soi peu consciente de sa responsabilité sociétale. Les parties prenantes interpellées par une telle raison d’être pourraient à bon compte répondre qu’il s’agit ici d’un service minimum.
• Le risque de confusion, quand, pour se livrer à un exercice sur ses fondamentaux d’identité, et donc de sens, on délaisse la question épineuse et centrale du « Pourquoi ? » pour se réfugier uniquement dans celle du « Comment ? », moins exigeante et toujours plus consensuelle. L’exemple de la raison d’être de la MAIF, dont personne ne peut douter de la sincérité et de la pérennité de l’engagement autour de sa mission militante, illustre en partie cette déviance. Car affirmer une raison d’être ne peut se limiter à une façon de faire les choses, fut-elle particulièrement authentique et référente. Avec le risque de transformer, là encore, une discipline d’affirmation de sa différence au mieux en une énonciation de valeurs, au pire en catalogue de bonnes intentions.
• Le risque de messianisme, car si l’on ne peut que se féliciter de cette évolution appelant finalement toutes les entreprises à mieux occuper la place qui est la leur dans l’espace et le débat publics, dans leur rôle politique au sens noble du terme, il faut en revanche veiller à ce que les raisons d’être ne fassent pas des acteurs économiques l’alpha et l’oméga de toutes les questions de l’humanité et de ses besoins vitaux. Les engagements de VEOLIA, qui pour le coup ne manquent pas de puissance et de courage, peuvent interpeler sur ce point.
• Le risque de justification, une raison d’être ne pouvant en aucun cas faire office de charte éthique à l’échelle d’entreprises dont la cote d’amour n’est certes pas toujours au plus haut dans l’opinion, notamment dans certains secteurs. En affirmant très simplement dans l’énoncé de sa raison d’être respecter les législations en vigueur, VEOLIA nous semble fragiliser sa promesse en faisant le choix de la défensive, et, qu’on le veuille ou non, en prenant le risque de jeter le doute. L’autojustification se retrouve également chez certains autres acteurs focalisant la déclinaison opérationnelle de leur raison d’être autour de valeurs déjà largement banalisées pour ne pas dire vidées de leur sens à longueur de discours corporate, comme le respect, la responsabilité, la proximité, le sens du client ou l’innovation.
Oui, la critique est toujours facile. L’intention est donc surtout ici, en identifiant ces premiers risques, de rappeler avec force que cette question de la raison d’être, en revenant à interroger les dirigeants sur la finalité de leur organisation, constitue un véritable exercice d’identité. Une opportunité d’approfondir le pourquoi de son existence et de son avenir, de poser la question du sens et de la cohérence de son action dans le temps, d’inscrire la force de son identité de sa création à son avenir. À cet égard, parce qu’il s’agit tout autant de la révéler que de la faire partager, l’exercice de raison d’être est, fondamentalement, un exercice de communication. L’analyse des premières initiatives rendues publiques en la matière montre déjà assez clairement que certaines conditions s’imposent pour faire émerger une raison d’être qui réponde efficacement à ses objectifs de cadrage identitaire pour les organisations.
Et pour le coup, il s’agit autant d’un enjeu de forme que de fond.
• Être ancrée ; une raison d’être doit pouvoir trouver sa résonnance tant dans l’histoire que dans les projets d’avenir mais surtout le quotidien de l’entreprise, sous peine de rester un vague engagement certes rassurant mais hors sol. Peut-être est-ce pour cela que les raisons d’être de Danone ou de Michelin, définies et partagées volontairement bien avant l’évolution engagée avec la loi PACTE, sont celles qui appellent à ce stade le moins de réserves.
• Être intéressante ; une raison d’être ne saurait en effet n’avoir qu’une portée descriptive, elle doit vivre et s’imposer comme un outil majeur de sens et de mobilisation pour toutes les parties prenantes, au premier rang desquelles les équipes de l’entreprise. En ce sens, elle n’a d’autre choix que de proposer une promesse passionnante. Peter Drucker ne disait-il pas déjà voici plusieurs années : « La raison d’être d’une organisation est de permettre à des gens ordinaires de faire des choses extraordinaires ».
• Être singulière ; on revient ici à la fonction de base de l’identité, qui est bien de distinguer. Or, la recherche de singularité ne fait pas toujours bon ménage avec le consensus. Au risque de choquer, si l’ancrage évoqué précédemment exige une cohérence avec la réalité de l’organisation, la définition et la formulation d’une raison d’être relèvent vraisemblablement du choix final d’un petit nombre d’acteur. Aussi visionnaires que courageux, capables de porter et d’assumer une différenciation réelle et concrète. En prenant le risque de la différence plutôt que celui de l’indifférence. Au passage, c’est peut-être pour cela qu’un Danone a pu historiquement porter un double projet aussi fort et singulier ? Au passage également, quand le dirigeant d’Orange interpelle ses collaborateurs via Twitter sur leur suggestion de raison d’être pour le groupe, on peut louer la dimension participative, mais aussi s’interroger sur les modalités suivantes de construction de celle-ci.
• Être évaluable ; même si la raison d’être ne doit surtout pas être confondue avec une ambition ou un objectif stratégiques, dans sa portée, elle n’en doit pas moins être pour partie mesurable dans son application, puisque l’un de ses fondements est justement de pouvoir rendre des comptes aux parties prenantes quant à la légitimité de son action. Dans ces conditions, une raison d’être efficace devra veiller à un minimum de concret pour lui permettre de s’affirmer comme un véritable point cardinal.
Si l’entreprise prétend aujourd’hui graver sa raison d’être dans le marbre de ses statuts, c’est qu’elle accepte l’idée trop souvent oubliée que les enjeux d’identité précèdent toujours ceux de stratégie et de management. Qu’une mission, des valeurs, un nom, un logo, un territoire de marque, une image et un engagement de dirigeant, ne sont pas des gadgets émergés de l’iceberg de l’entreprise, mais le socle et le miroir de l’identité d’une organisation, creuset de sa stratégie et de sa posture managériale. En contribuant à clarifier l’ordre des facteurs, ce débat sur la raison d’être a donc l’immense mérite de replacer les dirigeants face aux enjeux clés de la gestion du temps, et de positionner la fonction communication au cœur de l’organisation et de son projet.
« C’est ce qui manque qui donne la raison d’être » (Lao Tseu)